La coupe d’hydromel que tenait Maël manqua se renverser entièrement lorsque son porteur fit une brutale embardée pour éviter un corps gracieusement étalé entre les bancs. Vaille que vaille, le Prince de Galles réussit à avancer jusqu’à son siège où il se laissa littéralement choir. La fête battait son plein, et chez les irlandais, cela était souvent synonyme d’une débauche inégalée en Europe. La grande salle de Saumur avait été considérablement agrandie depuis l’arrivée de Brian et celle qui n’était autrefois qu’un petit relais sur la route d’Angers était désormais le joyau de la région.
Pour l’occasion de la victoire contre James, le Roi d’Irlande avait fait donner une immense fête dans son château et nul ne manquait à l’appel. La guerre était finie et les celtes étaient riches à en mourir. Mieux encore, Brian était reconnu comme le meilleur chevalier de tout le continent, une gloire dont ses hommes ne se montraient pas honteux. Partout, des chansons de geste sur les incroyables capacités de Boru florissaient. L’homme qui avait délaissé la première compétition royale venait de démontrer à tous qu’il était l’homme le plus puissant, physiquement du moins, de Marrakech à Moscou. Et il l’avait encore prouvé lorsque se rendant sur les terres de Kairouan, pour voir ses vieux amis, il s’était retrouvé en finale avec son jeune frère, qu’il avait défait en rigolant.
On avait débarrassé les tables de tous les couverts et de l’argenterie du domaine afin de limiter les dégâts. Les planches servaient maintenant de pistes de danse ou de lutte, selon les cas. Il semblait régner dans l’espace une espèce de chaos et d’anarchie totale aussi bien dans les sons, les odeurs que les couleurs. Pourtant, le tout se tenait et la fièvre continuait à enfler. C’est à ce moment-là qu’un jeune garçon propre sur lui se présenta devant la porte, sous les yeux d’un serviteur qui semblait proche de la crise de nerfs.
« Quoi ? Le Roi ? Oui, oui, inutile de vous indiquer la direction… » Maugréa l’homme qui ouvrit les portes de la salle.
Avant même qu’il se décide à entrer dans ce capharnaüm, le jeune Thomas resta bouche bée. Tous ses héros étaient réunis là. Tandis que les célèbres Maël et Aed, les libérateurs de France se livraient à des exercices d’adresses avec les fines lames de l’armée, le charmant Cinaed jouait de la harpe pour une petite troupe d’admiratrices. Oui, tous étaient là, tantôt dans leur armure étincelante, tantôt dans des atours princiers. Mais Thomas faillit se jeter à terre lorsqu’il vit Brian Boru le Conquérant à l’autre bout de la salle. Assis sur un trône de bronze, une coupe à la main, le Roi rigolait avec de jeunes guerriers irlandais. Tout respirait en lui la puissance. L’homme était très différent de ce qu’avait toujours imaginé Thomas. Loin d’être un guerrier barbare et sanguinaire dépourvu de toute noblesse, l’homme était habillé comme un empereur dans un costume blanc très simple, décoré par des filigranes en or qui courraient sur sa poitrine. Des somptueux rubis ornaient ses nombreuses bagues ainsi que sa couronne, majestueusement posée sur sa royale tête. Le jeune homme fut tiré de sa réflexion par un homme qu’il reconnut comme étant Armagh le Bel, le Barde d’Irlande. Tout le monde avait parlé de lui et de ses yeux vairons au village. L’homme riait aux éclats et prit le jeune homme par la main.
« Viens avec moi, je t’emmène voir ton souverain, car c’est bien ce que tu veux n’est-ce pas ? He, John, ferme nous ces portes, on ne s’entend plus ! » Cria Armagh en rigolant pendant que le serviteur referma les lourds battants en parlant dans sa barbe.
Les deux hommes s’engouffrèrent alors dans la fête et sans trop savoir comment, Thomas se retrouva en train de danser dans une ronde tout en tenant une bière à la main. C’était totalement déroutant. Les chevaliers ne cessaient de rigoler et de s’échanger des piques. A ce jeu-là, Cinaed semblait le meilleur. Calme et malicieux, l’homme avait une répartie mordante, ce qui était loin d’être le cas pour William Marshall, le chevalier bourru.
« Et tâche de pas perdre la tête comme il y a deux ans, t’as commencé à moins faire quand t’avais plus d’argent ! Aujourd’hui ça coûte si cher et p’têtre que demain y’en aura pas ! » Hurla un homme qui venait de s’effondrer sous une table.
Armagh rigola de plus belle et se tourna vers son jeune compagnon.
« Il y en a qui sentent la pipe et d’autres qui sentent les oignons. J’aime mieux vous le dire, la plupart sentent le poisson ! »
Et alors que Thomas arrivait enfin au trône, la musique cessa d’un coup et tous semblèrent revenir à la raison. On n’entendit d’abord que quelques notes discrètes, tel le murmure d’une promesse, puis le son commença à faire vibrer l’air, à faire tourner les pensées. Cinaed s’était saisi de sa harpe et commençait à jouer un air calme mais enivrant. La geste de Boru. Depuis l’arrivée des irlandais sur le continent, tous les jeunes français avaient entendu au moins une fois cet air qui était joué dans tous les châteaux une fois par semaine. Le jeune français s’arrêta même de respirer lorsqu’il entendit cette voix si pure. Cette voix si délicate et cette langue si étrange qu’elle semblait sortir d’un passé lointain, plein de légendes. La fille de Brian, que tous dévoraient maintenant du regard, entamait son chant.
“Marv Brian Boru 'reiñ buhez 'n Iwerzhon
Dihan e Bro-Ulad ha ba kêr Dulenn
Unded an tiegezh, unded an dud-mañ
Unded ar Gelted hag an douar”
« Mort Brian Boru donnant vie en Irlande
Paix en Ulster et dedans Dublin
Unie la maisonnée, uni ce peuple.
Unis les Celtes et la terre »
C’est à ce moment précis que Brian posa les yeux sur le jeune homme qu’il n’avait pas encore remarqué, aux bras d’Armagh. Bien que noblement habillé, l’adolescent était trahi par sa posture. Il ne venait surement pas de l’aristocratie française, qui avait pour habitude d’apprendre les ronds de jambe dès l’âge des premières dents. Le Roi Suprême d’Irlande tendit le doigt et fit signe à l’inconnu d’approcher. Ne tenant pas à briser le chant solennel des irlandais, qui leur permettait en même temps de dégriser, Boru se leva et se dirigea à l’écart avec son jeune compagnon, afin de pouvoir discuter en toute tranquillité.
***
La fête s’éteint aussi brutalement qu’elle avait commencé au son du vase qui venait d’éclater en mille morceaux sur le sol de marbre de la salle. Voyant l’air sombre de leur maître, les chevaliers firent sortir tout le monde et refermèrent les portes, laissant le jeune Thomas mal à l’aise comme jamais.
« Dites-moi, est-il devenu fou ?! Que cherche-t-il, ce couard ? ». Brian fulminait. Mais aucun de ses hommes ne prit la parole, attendant patiemment que leur souverain se décide à en venir au but.
« Personne ne lèvera la voix contre moi. Personne ne défiera l’Irlande, personne ne me défiera. Je suis Brian Boru, prince des Celtes. J’ai dompté les peuples d’Angleterre et de France. J’ai vaincu les orgueilleux Normands avant de jeter du haut de la falaise ce seigneur d’Italie. Qui est-il pour me provoquer de la sorte ? Cet enragé me le paiera de sa vie. Aed, je crois savoir qu’un des écuyers d’Ykar se promène actuellement à Calais. Fais en sorte qu’il aille voir si la Manche est à son goût. Et ramène-moi sa tête. Tous les autres, faites lever l’host. Je veux que toutes les provinces m’envoient leurs hommes en nombre. Uniquement des français. Nous allons voir si nos mercenaires sont toujours prêts à s’en mettre plein les poches. Cinaed, fais savoir à tous que la maison de Lorraine vient de signer son arrêt de mort. A partir de maintenant, vous renverrez chez eux tous les hommes de Lotharingie que vous croiserez. Faites arrêter les marchands, emprisonnez tous les orateurs, brûlez moi toutes ses ambassades. Je vous donne à tous une saison. Ensuite, ce sera la guerre. Il veut se mesurer à la Croix de Saint Patrick, très bien… Jeune Thomas, tu m’assisteras. Tu seras désormais mon écuyer, et tu apporteras toi-même la déclaration de guerre à ce moribond. En attendant, voilà une réponse qui devrait lui satisfaire… »
A Ykar, maître de Lotharingie et Comte de Lorraine,
Vous avez cru bon de discuter mon honneur. Après vos menaces et vos mensonges, pensiez-vous réellement que le peuple d’Irlande allait rester sans réagir ? Quelles que soient vos motivations, nul ne doute que votre acte aura été soufflé par quelque démon ou scélérat. Je vous laisse trois jours à réception de cette missive, pour faire vos excuses publiquement et reconnaître votre folie. Je réclame également que vous me cédiez Paris et ce, au plus vite. Considérez déjà que notre alliance est annulée. Si vous ne désirez pas la guerre, vous savez ce qu’il vous reste à faire. En revanche, si vous décidez de vous entêter dans votre hérésie, car nul homme pieux et saint d’esprit ne bafouerait ainsi un Roi, qui tire ses propres pouvoirs de Dieu, dois-je vous le rappeler, n’agirait comme vous le faites. Ne me forcez pas à lancer une croisade contre vous, qui se terminerait par votre bucher.
J’attends de vous une réponse claire. Vous avez une saison pour vous préparer à l’inévitable, après quoi nous rentrons dans la phase terminale de votre courte existence. A moins que vous ne préfériez sauver le peu d’honneur qu’il vous reste en vous comportant en homme.
Brian Boru, Roi d’Irlande
Dernière modification par Azildur (07/03/2012 16:12:16)
