Carl von Clausewitz était songeur. La taverne résonnait de conversations entre les convives, tous chevaliers, parfois ponctuées par un choc de chopes ou le cri rageur d’un vainqueur au bras de fer. Mais le Chasseur, comme il aimait qu’on l’appelle, restait dans ses pensées, loin de cette joie apportée par le rendez-vous royal où son blason n’a d’ailleurs pas été ridicule, malgré des cotes peu à son avantage dans les stands des bouc-m’écœure.
Mais voilà que Brian arrivait, avec sa traditionnelle cape verte rembourrée au niveau des oreilles, si bien qu’il avait tout l’air d’un trèfle à quatre feuilles. Sa mine était grave, cela ne collait pas avec sa voix chantante d’Irlandais :
- « Mon ami, j’ai surpris une conversation peu après le banquet du tournoi de Sa Majesté mourante. Il était question de nous mettre au bûcher, sous prétexte que tu n’aurais pas le droit de déclarer Goryn comme mienne, et que tu n’aurais pas non plus le droit de demander à Ykar de déclarer la guerre au sire Zoulou »
- « Et sous quel prétexte, Brian ? Depuis quand un seigneur n’est-il plus le seul maître en ses terres ? Depuis quand les fiefs ne peuvent-ils plus passer de mains en mains, symbolisant souvent les liens familiaux mais aussi parfois l’amitié entre deux peuples ? Nous n’avons pas à rougir de notre entente, cultivée avec attention et bonté depuis l’aube de la campagne. Nous n’avons pas à rougir de développer le commerce entre nous au point de créer un comptoir officiel pour tes marchands. Sont-ils jaloux de toi, mon vieil ami ? »
- « Je pense plutôt qu’Ykar et Marmont voulaient rester dans leur fauteuil douillet, avec des coups très modestes préparés treize campagnes à l’avance, programme prédéfini pour une campagne sans saveur, et qu’ils préféraient attendre des missives dénuées de fond, faute de choses intéressantes ou constructives à écrire... »
- « Ah les coquins ! Ils disent s’ennuyer, mais que font-ils à longueur de journée sinon entretenir leur inertie ? Ils veulent de l’imprévu ? Je leur en donne ! Ils ont trop d’alliances pour entrer en guerre ? Je leur en ôte ! Vois-tu mon bon Brian, je pense que si ces vieux germains et hollandais étaient moins aigris par l’arthrite qui les ronge à force de rester immobiles, ils me baiseraient les pieds. Ou du moins auraient-ils envie de me baiser tout court en retour de la petite crasse que je leur ai faite. On m’avait bien dit que l’ours hibernait, mais les manuels disaient qu’il ne dormait que d’un œil, prêt à bondir si on en voulait à son territoire. Foutu manuel hein, 150 écus qu’il m’a coûté, avec l’assurance du vendeur que cela permettrait de dynamiser la région teutonne ! »
- « Forcément... Mais je crois qu’Ykar est quelqu’un de très tactile. Il aime bien toucher les gens avec qui il fait des affaires. Cela ne l’empêche pas de demander aux seigneurs très lointains de lui envoyer pleins de missives, va chercher l’erreur. Donc voir un bastion irlandais installé là où la toundra ne permette pas d’élever des moutons, ça lui fait bizarre. Pareil pour sa déclaration de guerre à Zoulou, c’est pas son voisin, il comprend pas... »
- « Décidément, que de contradictions dans l’esprit de ces seigneurs de l’ancienne génération ! Devoir correspondre mais interdire d’échanger ! Elle seraient belles des campagnes selon leur modèle ! Et puisqu’il s’ennuie, n’a-t-il pas songé à relire la base des règlements royaux ? Et encore, il s’agit là carrément de culture générale : ça sert à quoi une alliance à la base ? Contrairement à ce qu’il doit croire, ce n’est pas un outil pour mettre toutes ses frontières à l’abri et s’embêter ensuite. Ce n’est pas non plus un outil pour augmenter sa renommée tout en crachant sur les autres qui signent aussi des alliances mais qui ont une meilleure renommée qu’eux, et qui sont alors taxés de seigneurs purement axés sur le résultat final. Non, une alliance, c’est une relation de confiance entre deux nations, qui acceptent la libre circulation des sujets d’un blason ami au sein de leur propre fief, qui officialisent des échanges commerciaux poussés et qui peuvent donner lieu à la création de comptoirs. Mais c’est aussi un pacte à portée militaire, où l’allié peut avoir le devoir d’aider son vis-à-vis dans un conflit. Si les Hollandais et les Teutons sont incapables d’assumer les devoirs liés à l’alliance, pourquoi bénéficient-ils de ses droits ? S’ils ne veulent pas que l’on circule librement chez eux, que l’on échange avec eux autre chose que de vaines paroles et que l’on ait la possibilité de les appeler à nos côtés, alors qu’ils ne signent pas d’alliance ! »
Carl s’était laissé porté par sa dernière tirade. Il avait progressivement haussé le ton, posé un pied puis le deuxième sur la table, avant de se dresser carrément dessus et de conclure en levant son verre au plafond tel une épée dans un élan de triomphe. Le reste de la clientèle s'était immobilisé, surpris. Le temps s’était arrêté, seul un petit écureuil grignotait sa noisette au bar, signe qu’un Conquérant n’était pas bien loin, même s’il aimait rester dans l’ombre.
Puis le Chasseur éclata de rire, suivi aussitôt par Brian et finalement par le reste des chevaliers : une franche rigolade, c’était surtout ça la joute royale ! Qu'importe que le complot contre Zoulou ne plaise pas, que font ce bon vieil Ykar et l'ours Marmont sinon comploter contre nous aujourd'hui? Nous avons brisé leur train-train quotidien, espérons qu'il saisiront la perche! En attendant, place à la fête!
Les deux amis, habituellement éloignés dans l’espace mais proches de par leur vision des choses, sortirent du bar quelques heures et plusieurs chopes plus tard, bras dessus-dessous pour se soutenir mutuellement contre cette fichue ruelle qui tangue, scrogneugneu ! Qui dirait, à la vue de ce joli tableau, que leurs aïeux s’étaient affrontés jusqu’à la mort, et que les cartes seraient complètement redistribuées lorsque viendrait le tour de leurs descendants ?
"Laissons tomber, le monde des vieux est tout pourri", disaient ces deux bambins animés par le feu follet et le lutin irlandais...
Dernière modification par Bricec (25/01/2012 16:06:21)