(…) repos."
Ainsi Alexandre acheva-t-il le compte rendu de la campagne européenne dédiée à la vénérable Lignée des Marmont. Oui, une période de repos salvateur s'avérait nécessaire.
Le feu sacré vacillait en lui et il sentait sa motivation décroître. Lorsque la rumeur du prochain lancement par le Roy Kalan d'une campagne destinée à distinguer et classer les "meilleurs", une moue désapprobatrice anima le visage du représentant de la lignée des Orcrist.
Un "Best" ? A quoi bon… et puis, ça correspond à quoi, être "le meilleur" sur une ou deux campagnes ? Et être "le troisième meilleur" sur deux ou trois campagnes ? Qui peut mettre en équation les qualités de chaque seigneur pour établir un classement entre eux ? Non, ce n'est pas pour moi… d'autant que ce genre de défi est un terrain propice à la recherche et à l'emploi de techniques prenant le pas sur l'épique, les hauts faits.
Le petit écureuil le regardait de ses yeux pétillants quand son maître se leva, sortit de sa tente de commandement installée en Transylvanie, sous les premiers contreforts sud de la chaîne des Carpathes, et entreprit une dernière fois l'inspection de son armée. Les éléphants se trouvaient sur un plateau légèrement surélevé et lorsque l'Empereur Macédonien atteignit leur vaste enclos, il fut, comme à chaque fois, frappé par la puissance tranquille que dégageaient ces pachydermes. Il s'avança parmi eux et repérera l'un de leurs congénères, encore jeune, isolé, qui scrutait l'horizon au bord de l'à-pic qui dominait le camp principal.
Il ne bougeait pas. Le Porteur du Sceptre au Majeur dressé s'approcha lentement de lui, son petit rongeur sur l'épaule gauche, et posa doucement sa main droite sur son flanc. La bête ne tressaillit même pas mais le seigneur savait qu'elle avait remarqué sa présence. Il perdit lui aussi son regard dans le lointain, vers les brumes de l'Est, au delà du tumulte du camp militaire. Il était rasséréné par le calme et la force du pachyderme et parla comme pour lui même.
"Est-ce qu'un éléphant, c'est redondant ? Avec ma plume, j'ai accompli des prodiges. C'est comme si j'avais combattu avec elle seule des dizaines de milliers de soldats commandés par les meilleurs chevaliers. J'ai protégé mon Empire avec sa seule puissance. La puissance de la plume et celle d'un éléphant sont-elles comparables ? "
Il sortit alors de l'intérieur de sa cape en velours sa "plume d'éléphant", comme le Chasseur aimait à l'appeler. "Et si elle était magique ? Magique… quelle idée ! Allez, c'est pas tout ça, mais il est grand temps de retourner d'où je viens. Je suis las. Le destin viendra bien assez tôt me chercher au fond de mon Lac pour se servir de moi"
A ces mots, le petit rongeur sauta de l'épaule de son maître et s'agrippa à la plume, lui arrachant des mains. Avant qu'Alexandre n'esquisse le moindre geste, l'animal sauta sur le flanc de l'éléphant et s'approcha jusqu'à son cou. Il avait toujours sa plume entre ses petites griffes. Il dardait toujours son regard malin dans les yeux rouges du Dormeur du Lac.
"Attention, tu vas faire peur à l'éléphant, vous êtes au bord d'un précipice là…"
Mais, vif comme l'éclair, l'écureuil bondit vers l'avant et prit position sur la trompe du pachyderme. Ce dernier ne bougea pas mais son ses yeux étaient dirigés à présent vers l'intrus à la fois sympathique et irrévérencieux.Puis il vit la plume. Son instinct lui parla. Une corde dans sa mémoire ancestrale venait de vibrer. Il fléchit lentement ses pattes avant dans la posture caractéristique invitant son cavalier à monter.
Orcrist monta sans réfléchir, n'ayant jamais eu cet honneur auparavant. Il cherchait encore ce qui devait faire office de rênes quand l'éléphant se redressa soudain. Son maître s'accrocha où et comme il pouvait, n'oubliant pas qu'ils étaient au bord de l'à-pic, et cherchait la manière dont il pourrait faire faire demi-tour à son éléphant. Puis l'éléphant avança… tout droit et sauta.
Orcrist n'eut pas le temps de crier, ni d'avoir peur. Il allait juste mourir. La chute était rapide et il sentait l'air lui fouetter le visage. Il vit aussi l'écureuil s'agripper à la trompe de l'éléphant, tout en maintenant la plume devant lui. Il ferma les yeux et attendit.
Le Porteur du Sceptre aurait déjà dû être mort, désarticulé au bas du précipice. Mais non. Il sentait l'air qui fouettait toujours son visage, mais la sensation était différente. Etait-ce l'eau du Lac Enchanté ? Il se risqua à ouvrir les yeux et il ne crut pas ce qu'il vit. Il était toujours sur l'éléphant, ainsi que l'écureuil qui maintenait sa plume devant lui. Et l'éléphant volait. Tout naturellement.
Orcrist regarda en dessous et comprit que ce n'était pas une bonne idée. Il raffermit sa prise comme il le pouvait, tenant fermement son sceptre dans la main gauche, et comme sa "monture" virait à l'est dos au soleil couchant, il poussa un long hurlement en brandissant l'artefact familial.
Puis il posa sa tête sur l'encolure et se reposa. L'écureuil savait manifestement ce qu'il faisait et le trajet jusqu'à la clairière au Lac ne devrait pas être très long…
Quand il rouvrit les yeux, il ne reconnut pas les abords du lac, de la clairière, et de la forêt alentour. Il se trouvait seul avec son éléphant et son écureuil au milieu de montagnes anciennes dont certaines crachaient des volutes de fumée noire. Des volcans.
Il interrogea du regard son écureuil qui lui rendit une sorte de sourire. Il lui semblait que même l'éléphant avait un rictus entendu. Le petit rongeur lâcha alors la plume et se remit à gambader après sa noisette.Le Porteur du Sceptre ramassa sa plume et il vit alors le regard profond du pachyderme planté dans le sien qui attendait… qui attendait quoi ?
Lorsqu'il vit à ses pieds un nouveau parchemin royal, il comprit de suite le tour pendable qui lui avait été joué.Il voulut s'énerver mais n'y parvint pas. Qu'allait-il faire encore dans cette galère…
Il prit une profonde inspiration, leva son sceptre et en frappa lourdement le sol. Tout trembla alentour et le Porteur du Sceptre comprit vite que ce n'était pas une bonne idée. Dans une sorte de cuvette entouré de volcans, provoquer des secousses telluriques n'était peut être pas judicieux. Et quand il vit des coulées de lave sortir du sommet des montagnes, il commença à regretter son geste.
Puis il vit l'éléphant et l'écureuil qui le regardaient, pas le moins du monde apeurés.
"Je veux bien inspirer confiance, mais là, quand même…"
Orcrist rejeta alors sa tête en arrière et poussa un long cri qui se répercuta sur les collines. Le Blizzard se leva aussitôt et tourbillonna jusqu'à atteindre la taille de la vallée encaissée au fond de laquelle Orcrist se trouvait. Les deux animaux paraissaient curieusement sereins, comme s'ils connaissaient la suite.
Lorsque le blizzard frappa la lave, toutes les coulées se figèrent dans des geysers de vapeurs qui recouvrirent progressivement toute la région dans un halo de brume impénétrable.
Personne n'osa s'aventurer dans la vallée depuis ce jour.
