Le vent soufflait fort sur les plaines et le Soleil était au rendez-vous de cette pâle journée de Mars. Le printemps s’éveillait d’un long hiver qui avait été particulièrement rude dans ce petit village de Vladkstök, petite bourgade dépendant de la belle Samara. Dans cette petite communauté, où tout le monde connait tout le monde, la nouvelle ne mit pas longtemps à se propager tel un feu de fougère.
Typhaine, la fille du chef du village venait d’être demandée en mariage. Ruhas, son prétendant, n’était autre qu’un des fils du Roi de Samara, petit Etat indépendant du Grand Orient Russe. On aimait à l’appeler Ruhas, le prince du vent, en rapport avec les fortes bourrasques qui balayaient presque continuellement les steppes. Nul doute que cette promesse d’un grand évènement tiendrait lieu de discussions pour l’année à venir dans cette petite province où rien ne se passait vraiment.
Ce matin-là, Typhaine était partie comme à son habitude sur la colline à quelques centaines de mètres à peine du village, où poussaient de petites fleurs blanches dont elle raffolait. Poussant la chansonnette, elle s’amusa comme une petite folle à se rouler dans l’herbe fraîche et mouillée au sortir de la rosée. Le Soleil peinait à traverser la couverture nuageuse qui semblait enfermer la terre dans un manteau opaque et gris. Bien que peu encourageant, le temps laissait présager que le village serait épargné de la pluie, ce qui était une véritable bénédiction au sortir de cet hiver qui avait laissé des traces.
On racontait beaucoup de légendes et de contes au village. Notamment qu’à chaque printemps, tous les dix ans, de terribles guerriers habillés avec des peaux de bêtes surgissaient de l’Enfer pour fondre sur le village, qui avait toujours résisté. Ce qui était fabuleux, c’est que la création du village ne remontait qu’à 8 ans. Typhaine rigola en pensant que des bêtes pourraient bien surgir, aucune ne pourrait entacher son bonheur.
C’est à ce moment-là qu’ils sortirent de la brume, tels des démons assoiffés de sang. Lorsque Typhaine s’était tournée vers son village, elle avait aperçu cette marée d’hommes et de chevaux, qui, silencieux dans le brouillard, venaient piétiner sa terre, qui l’avait vu grandir. Elle avait vu dans leurs yeux injectés de sang, elle avait vu leurs lames tranchantes, leurs arcs chantants, elle avait compris ce qui allait se passer. Ce sentiment de peur qui vous serre le cœur lorsque vous prenez conscience que vous êtes totalement seule, seule à l’instant précis où il ne vous reste plus que quelques futiles secondes pour appréhender la fin définitive et brutale de votre monde. Froid comme la mort, tranchant comme la peur, ce sentiment d’impuissance envahit Typhaine qui n’eut même pas la force de crier.
La troupe ne l’avait même pas remarqué, mais leur objectif n’était certainement pas de prendre de force les quelques fleurs qui jonchaient désormais le sol. La jeune femme courut à toutes jambes vers son village, respirant avec peine, son cœur battant follement à ses oreilles. Que pouvait-elle faire ? Au fond, pas grand-chose. Que pouvaient les hommes face à un déchainement de violence sanguinaire et pure, celle qui ne semble même plus humaine ? Au fond, pas grand-chose..
Avant même qu’elle n’ait pu parcourir qu’une dizaine de mètres, les premiers bruits se firent entendre. Des bruits… Ce furent plutôt des hurlements, des piaffements, des sons inhumains. Dans la brume, Typhaine ne pouvait toujours pas voir ce qui se passait mais le vacarme en disait long. Les cris se firent de plus en plus fort et le monde bascula dans la folie lorsque la jeune femme qui courait tout en se griffant les joues trébucha lourdement sur une pierre. Typhaine se rendit compte de son erreur lorsqu’elle vit le visage ensanglanté de son père sous elle. Elle ne put réprimer un vomissement avant qu’on l’empoigne fermement par le cou. Jamais elle n’avait oublié le visage de cet homme. Il était…
Typhaine se réveilla en sursaut dans la nuit noire de son fort de Brno. Elle adressa une courte prière puis constata qu’elle était trempée de sueur. Respirant bruyamment elle se dirigea vers la fenêtre de sa chambre qu’elle ouvrit en grand. L’air glacial de la nuit la pinça et l’agressa, mais elle se sentait vivante. Le vent froid lui fit un bien fou. Le récent fracas de la bataille de Prague résonnait encore à ses oreilles, lorsqu’elle avait vu l’étendard d’Octar tomber, totalement déchiré. Il ne lui restait plus que ses deux fils, beaucoup trop jeunes pour prendre la suite de leurs ancêtres. Elle avait longtemps écouté les divagations d’Octar, lorsqu’avec une ou deux bouteilles, il lui avait toujours dit que s’il ne lui avait pas mis la main dessus, elle serait devenue l’Impératrice d’Orient. Et c’est dès lors qu’il l’avait appelé sa « Petite Princesse », qu’elle avait décidé de devenir la Princesse du Vent, en l’honneur de Ruhas, non pas son promis, mais son fils. Celui qui monterait sur le trône.
Elle se regarda rapidement dans le miroir posé sommairement contre un pan de mur. Non, elle n’avait plus les douces mains de sa jeunesse mais des mains brutes habituées à manier l’arc et l’épée ainsi que des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites à la place d’un œil pétillant de joie de vivre. Elle n’avait plus rien de cette pâle jeune fille. Octar avait fait d’elle un loup de la meute, et aujourd’hui, c’est elle qui allait la conduire à la victoire. Non, elle n’avait jamais oublié le visage de cet homme qu’elle avait fini par voir à chaque jour de son existence. Si Octar avait été un personnage particulièrement horrible, elle avait pourtant eu une adoration sans limite pour lui, une sorte d'amour mêlé de haine pour un homme qui aurait attrapé le Soleil pour brûler ses adversaires mais qui aurait conquis la Lune pour apaiser les blessures des siens. Comme il lui avait promis juste après l’avoir enlevé au charnier de Vlakstök, elle cheuvaucherait un jour à la tête de la Horde. Elle retourna à la fenêtre et murmura à l’attention de la Lune, comme un défi pour toute l’Europe.
« Qu’importe si un homme n’a pas d’ailes tant qu’il entend le vent lui parler. Ruhas et Bunduk, fils et guerriers de la Lune viennent vous apporter la nouvelle de leur victoire… »
Arda para subire, brûle de t'élever