Godfred riait sous cape, tandis qu'il chevauchait à travers l'Europe au côté d'Artaz, son loyal ami, et du Duc exilé de Navarre, son beau-père, de la bonne plaisanterie qu'il réservait au sieur Ykar. Tous trois s'étaient mis en route dès la fin du combat entre don Jonas et le pauvre Frederek Van Halen, qui établissait sans conteste l'innocence d'Artaz.
Tout semblait sourire en cette fin d'hiver au jeune Sultan. Après la chute du Gardien, terrassé par Mahmud, c'était au tour de James de se jeter dans le même piège mortel, dans la nasse impitoyable des Baléares. La soif affaiblirait son armée bien avant qu'il ne voie les blancs murs d'Alger ou les rouges murailles de l'Alhambra. Le cas de James pouvait être considéré comme quasiment réglé: il aurait bientôt les mains libres pour aider le Duc de Navarre à terrasser Ilmir, et surtout pour se tourner vers le dégénéré qui gouvernait Rome.
Entre tous ces graves projets, quel divertissement que ce voyage! Comme il était heureux, en traversant la France, de retrouver ici l'herbe verte, là le torrent écumant, plus loin la tourbière, qui lui rappelaient son enfance, bien plus au nord, là-haut, sur les bords de la Clyde. Le désert aride et la fiévreuse Espagne où régnait désormais le Fingalide n'étaient certes pas sans beauté, encore moins sans grandeur, et le jeune homme ne regrettait pas le sort qui lui était échu. Mais troquer quelques jours la gandourah blanche pour des chausses de laine et une houppelande de martre, c'était là un plaisir presque exotique à présent.
On arriva bientôt aux limites du territoire de son ami Brian Boru, le Roi suprême d'Irlande: début de la partie proprement jubilatoire du voyage. Cheminant à présent séparément, et pour éviter d'être reconnu, Godred al-Fingalî, Maître et Protecteur du Détroit, Sultan du Maroc, Soutien de la Foi, Bouclier d'Al-Andalus, se déguisa successivement en colporteur, en barbier ambulant, en soldat de fortune, et même en prostituée.
Ces jours-là particulièrement l'emplirent d'une joie d'enfant: c'était alors qu'il traversait la Flandre, alors en pleine période du carnaval. Dans un petit village appelé Duinkerke, perdu dans les marécages côtiers, il se vit si bien accueilli par les pêcheurs qu'il demeura près d'une semaine parmi eux. Et bientôt, tous les hommes du village se grimèrent à leur tour, imitant la ribaude géante. Quelles soirées endiablées à danser le rigodon sur la plage… Lorsque Godfred quitta se nouveaux amis, affublé du nouveau surnom de Reuze Wench, il se demandait s'il serait possible d'importer les sympathiques coutumes flamandes dans les mœurs rigoureuses des Marocains.
Mais le voici désormais à pied d'œuvre, à moins d'une journée de marche du camp du roy Ykar. Il est temps d'enfiler son habit de lumière, si tant est qu'on puisse qualifier de lumineuse l'immense armure noire, le cimier gigantesque couleur de nuit, et le colossal écu revêtu d'un unique champ de sable funèbre. Puis d'enfourcher le destrier démesuré, ou plus exactement, à la mesure de son cavalier: six pieds au garot pour le moins, des sabots taillés comme des soupières, oreilles dressées et naseaux fumants.
Métamorphosé, le Chevalier Noir approche à présent du camp. Godfred étouffe un fou rire sous son armure en repensant à la "Chanson du Roy Ykar", avec laquelle il s'est taillé un franc succès, il y deux jours, déguisé en ménestrel. Une reconversion à laquelle il faudrait peut-être songer, si la course au trône tournait mal.
Μῆνιν ἄειδε, θεὰ, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος
οὐλομένην, ἣ μυρί’ Ἀχαιοῖς ἄλγε’ ἔθηκε