Alzgard retire lentement son épée du cadavre fumant du dragon, essuyant avec précaution sa lame dans l'herbe pour en ôter le sang venimeux de la bête. Vêtue d'une longue robe de brocart dont la coupe serrée au plus juste met en valeur l'ovale étroit de sa taille et les globes opalescents de sa poitrine, la douce Lénaëlle s'approche du chevalier victorieux, tendant sensuellement vers le héros sa bouche de corail, divine récompense offerte au vainqueur. Alors qu'il se penche pour saisir le prix de sa
bravoure, la belle entrouvre les lèvres et laisse échapper dans un murmure lascif:
«Vous pouvez pas rester là Monsieur.»
Le jeune homme s'éveille en sursaut sous les secousses vigoureuses du garçon de taverne. Il jette un regard éperdu autour de lui, cherchant en vain la jeune femme voluptueuse qu'il tenait dans ses bras un instant auparavant. Où sont-ils, le dragon vaincu, le fier destrier piaffant dans le soleil couchant?
«-Il faut partir maintenant.
-Hein? Partir? Comment ça?
-Mais oui mon gars, il est deux heures du mat', on ferme!
-Ah nan mais moi c'est différent
j'attends mes potes. C'est pour la grande parade des BoB.
-La parade est finie depuis des heures, Monsieur.
-Finie? Mais ça va pas non? Et nous? On fait partie du spectacle!
-Mais oui, c'est ça. Et moi, je suis le fils caché du Roy Kalan. Allez, maintenant vous réglez, vous dégagez. Ça fera quatre sous pour l'hypocras.»
Le serveur toise sans aménité l'homme engourdi sur sa banquette. Alzgard, lui, jette des regards incrédules sur la grand rue, par la porte ouverte du troquet: au lieu de la foule en liesse qui occupait les rues quand il s'est installé ici, partout, des monceaux de papiers gras et de confettis abandonnés jonchent le sol, piteux rebuts de la joie populaire, abandonnés sous la douteuse clarté de l'astre des nuits. Plus un héraut pour annoncer les participants, plus un badaud pour les applaudir. Sur la table, un
empilement de cruchons vides. La fête est
finie. Ils ont fini sans lui. Et sa BoB, où est-elle? Ont-ils défilé sans lui? Et ce mal de crâne
«Ça vient, ces quat'sous?»
Bon, bon, ça va
Alzgard fouille ses poches, à la recherche de la bourse qui devrait s'y trouver
la droite
la gauche
eh merde
se lève en titubant, cherche sur la table, sur le banc, sous le banc, dans ses poches à nouveau
se glisse à quatre pattes sous la table
«Bon allez, ça suffit votre pantomine là. Vous réglez tout de suite, où j'appelle le guet.
-Non mais dites-donc, vous savez à qui vous parlez, à la fin?»
Après s'être cogné la tête à la table en essayant de se relever trop vite, Alzgard se frotte l'occiput d'une main, tentant néanmoins d'arborer un air menaçant malgré l'incongruité de la pose.
«QU'EST-CE QUI SE PASSE ICI ?»
L'homme imposant qui barre à présent l'embrasure de la porte est un seigneur, à n'en pas douter. Un guerrier féroce, d'après la cicatrice qui lui barre la figure, de la tempe droite jusqu'à la commissure des lèvres. Et un gentilhomme opulent, si l'on en croit le somptueux habit de soie rouge et or.
«La maison est fermée, Seigneur, si vous voulez bien
-Silence, le drôle. Tiens, prends cela et prépare-moi deux McCygne bien poivrés, un CerfBurger et une salade de poulets avec un tonnelet de bière, à emporter.
-Mais Sire
-Tout de suite.»
Saisissant le kalan d'or au vol, en même temps que la fine allusion d'une immense main négligemment posée sur la garde d'une puissante épée, le garçon repart en cuisine. Un vaste sourire illumine le visage de Sire Rodrigue tandis qu'Alzgard s'approche, et les deux hommes s'étreignent en une longue et vigoureuse accolade.
«Beau-Papa, j'ai cru que vous ne viendriez jamais!
-Quelle idée, mon garçon! J'ai juste été retardé sur la route.
-Rien de grave?
-Voyons, pas vraiment
deux douzaines de brigands, quelques loups affamés, un pont emporté par une rivière en crue
la routine des voyages. Les autres me suivent, j'ai pressé le pas pour venir te prévenir et puis j'avais faim. Ah, voilà les menus. Allons rejoindre nos compagnons, nous mangerons en route. Tu veux un McCygne?»
Mais l'idée d'avaler quoi que ce soit révulse le jeune homme plus qu'elle ne lui fait envie. Récupérant leurs montures, Rodrigue et son gendre remontent en sens inverse le parcours du défilé jusqu'aux portes de la ville, où ils parviennent en même temps que leurs compagnons, juste quand Rodrigue finit d'essuyer dans la crinière de son cheval le gras de cygne de ses doigts. En tête du groupe qui s'avance vers eux, le sage Lazar, pâle et quasi sépulcral sous le faible rayon de lune qui nimbe sa longue crinière blanche d'un halo doux et pâle. Courbé sur l'encolure de l'immense destrier gris pommelé dont l'imposante musculature le fait paraître plus frêle encore, le vieillard se redresse en apercevant ses compagnons, laissant deviner un instant la stature et la majesté qui furent les siennes.
«Bienvenue parmi nous, frère Alzgard. La paix du Christ soit sur toi.
-Et la paix du Christ avec toi aussi, frère Lazar.
-Puisque nous sommes enfin réunis, chère sur, chers frères, défilons sans plus tarder.
-Mais Lazar
il fait nuit. Il n'y a plus personne dans les rues pour nous voir défiler.»
Lazar sourit, un sourire d'une infinie lumière. Et c'est d'une voix calme qu'il murmure: «Au milieu de la nuit, on cria: Voici l'époux, allez à sa rencontre! Alors toutes les vierges se réveillèrent, et préparèrent leurs lampes. L'époux arriva; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée. Veillez donc, puisque vous ne savez ni le jour, ni l'heure.»
Lazar se met en route. Derrière lui, chevauchant côte à côte, le noble Elad, majestueux sur son noir palefroi richement harnaché, et Dame Médicis, diaphane Séléné. Lorsqu'elle passe à ses côtés, Alzgard s'incline sur sa monture: «Chère sur, toujours l'air de sortir d'une gravure de mode.» C'est d'un sourire en coin à la fois indulgent et malicieux que la Dame répond à son cadet, et de sa voix mélodieuse: «Et vous, Alzgard, encore l'air d'avoir passé la nuit dans une poubelle?»
En retrait d'Elad et de Médicis, un jeune homme de haute taille, droit comme un I, son regard brillant fixé loin devant lui, au dessus des cavaliers qui le précèdent. Il porte l'habit simple d'un écuyer, mais son
maintien révèle l'assurance d'un noble lignage. C'est lui qui brandit, haut levé, l'étendard de la BoB. De gueules, à la croix d'argent chargée en fasce de cinq lys florencés de gueules, accostée au chef d'un chêne d'or et d'un léopard de même, en pointe d'un poignard et d'un croissant de même, celui-ci flotte haut dans la nuit, surmonté d'un panonceau portant cette devise virile: «HABEMUS RECTA». Le laissant passer à son tour, Alzgard et Rodrigue prennent place à l'arrière-garde, fermant la procession qui parcourt lentement les rues endormies de la ville.
Derrière eux, les deux gardes de faction à l'entrée de la ville échangent un regard étonné.
«Qui c'étaient, ces types?
-Je crois que nous avions affaire à la Fraternité milicienne du Cercle réprouvé des Prédicateurs mitchelliens uisce-beathistes du Premier Jour des Agapes noires de la Grande Pénitence apostate.
-La quoi?
-La Fraternité milicienne du Cercle réprouvé des Prédicateurs mitchelliens uisce-beathistes du Premier Jour des Agapes noires de la Grande Pénitence apostate.
-La quoi?
-La Fraternité milicienne du Cercle réprouvé des Prédicateurs mitchelliens uisce-beathistes du Premier Jour des Agapes noires de la Grande Pénitence apostate. La BoB des seigneurs Lazar, Médicis, Elad, Rodrigue et Alzgard.
-Aaaahhhh! La Fraternité milicienne du Cercle réprouvé des Prédicateurs mitchelliens uisce-beathistes du Premier Jour des Agapes noires de la Grande Pénitence apostate!
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